CONCERT
Marc Lavoine en interview
Chanteur séduisant et donc séducteur dans l’inconscient général, Marc Lavoine a eu la patience de laisser le temps au temps de faire son travail pendant que lui s’évertuait à faire le sien, consciencieusement et surtout sincèrement… Fasciné et intrigué par cette force incontrôlable qui nous fait inexorablement avancer, pas à pas, vers une fin inéluctable, l’auteur qu’il est décortique avec curiosité la vie – pourtant parfois sombre, injuste et laborieuse -, le temps, la société et ses dérives mais aussi, bien sûr, les sentiments. Profondément amoureux de l’autre, Marc Lavoine n’a jamais, en bientôt quarante ans de carrière, cédé aux affres d’un succès qui aurait pu le détourner de l’humanité qui est la sienne et qui transpire de son dernier album Je reviens à toi autant que de ses engagements personnels ou du roman qu’il est en train d’écrire sur sa mère… Une sorte de farce surréaliste sur les trois dernières semaines de sa vie ici-bas…
à Nice le 23 novembre 2018 • à Marseille le 24 novembre 2018 • au Festival de Ramatuelle le 01 août 2019
« Tout a changé quand je me suis autorisé à être réellement moi-même… »
Morgane Las Dit Peisson : La tournée a débuté et semble très bien se passer…
Marc Lavoine : Je suis heureux que ça se passe aussi bien car ce n’est jamais évident de sortir un nouvel album ou de préparer une nouvelle tournée… La vie est compliquée, les gens sont obligés, financièrement, de faire des choix alors qu’ils sont sur-sollicités et qu’ils manquent de temps et nous, artistes, on débarque au beau milieu de tout ça avec un disque ! (rires) Ce serait une illusion que de croire que les gens nous attendent…
Une tournée qui mêle anciens et nouveaux titres…
Ce qui est important, quand on crée un nouveau spectacle, c’est de raconter une histoire qui tisse un lien entre les morceaux qui évoquent des souvenirs et ceux que le public a découverts dans l’album Je reviens à toi. J’aborde souvent le même genre de thèmes dans mes chansons mais après six ans de « séparation », mon bouquin L’homme qui ment et la pièce de théâtre Le poisson belge, je crois qu’une partie du public a posé sur moi un regard un peu différent et je ne peux pas ne pas en tenir compte dans ma proposition artistique. Le temps qui passe et ces expériences donnent inconsciemment un nouvel éclairage à ce que mes textes racontent depuis plus de trente ans alors – tout en conservant leur ADN -, on les a retravaillés pour les emmener un peu plus loin… On a essayé de proposer sur scène – vocalement, physiquement et visuellement – quelque chose d’un peu inattendu.
Se renouveler sans se trahir…
(rires) Je crois que c’est le plus ardu, c’est d’ailleurs presque un travail d’équilibriste ! Sur scène, ce renouveau est renforcé par la lumière qui revêt le rôle d’un véritable personnage mais aussi par la jeunesse des musiciens qui m’accompagnent et qui ont leur propre lecture de mes chansons puisqu’ils viennent du rock pour la plupart. La fraîcheur de leur vision donne aux morceaux une certaine vivacité et à moi, une sorte de nouvelle peau ! (rires) Et puis, évidemment, il y a l’univers visuel auquel on s’est beaucoup attaché pour cette tournée et qui propose de la photographie, du film, des mouvements, des atmosphères, des tableaux… Ça ajoute tantôt de la mélancolie tantôt un peu d’aventure et c’est ce que j’aime dans l’art moderne ou dans la poésie filmée, photographiée ou dessinée. Ça ouvre une porte sur un jardin secret…
Poétique et romantique ne signifient pas chanteur « à midinettes »…
C’est vrai qu’à mes débuts, on a eu tendance à me ranger dans cette case mais je ne l’ai pas vécu comme une injustice car je pense qu’il faut du temps pour installer les choses et découvrir réellement quelqu’un… Après une trentaine d’années, quand on est encore vivant et que les gens se disent que ce qu’on fait n’est pas si mal, c’est qu’ils commencent à entrapercevoir l’histoire que l’on a voulu raconter. On est un peu tous jugés à tort et c’est normal, d’ailleurs ceux qui sont aimés inconditionnellement tout de suite disparaissent en général malheureusement trop rapidement… Ferré, Gainsbourg ou Barbara n’ont pas été acceptés immédiatement mais, à force de travail et de temps, ils nous ont laissés les découvrir…
La création exige de la patience…
Et de l’impatience en même temps ! C’est essentiel de se fixer des perspectives pour ne pas croire à tort que l’on a trop de temps devant nous ! (rires) Et pourtant, il faut laisser du temps au temps comme on dit… Mon livre, par exemple, a offert de nouvelles clefs de lecture sur ma façon de voir mon pays, sur mes relations et sur mes idées… C’est comme une photographie, il y a ce qui flashe au premier plan et ce qui se laisse deviner dans la profondeur de champ. C’est mon rythme de croisière à moi, je n’ai jamais eu envie d’éblouir mais juste d’éclairer, de montrer des choses et de suivre un chemin. Désormais, je me dis que je n’ai peut-être pas eu tort alors qu’à une époque, j’étais trop impatient, insatisfait et complexé de ne pas être suffisamment comme les autres ou à l’inverse, suffisamment différent des autres. Tout a changé quand je me suis autorisé à être réellement moi-même et que j’ai compris que seul le travail ferait qu’un jour je serais reconnu pour les bonnes raisons.
Je reviens à toi est un album qui nous incite à nous accorder du temps pour l’écouter…
On est dans une société qui nous vole du temps, une sorte de dictature… Pourtant, on n’est pas obligé de suivre le mouvement alors si Je reviens à toi procure cette sensation de pause et d’intemporalité, j’en suis comblé. Quand on se met à contempler un tableau dans une expo, on peut y passer dix minutes comme une heure mais dans les deux cas, on n’aura pas perdu notre temps puisqu’il nous appartient et qu’il passe à travers nous. En réalité, personne ne nous attend sur un réseau social ou nous demande d’être toujours en forme, bien dans notre peau ou d’être toujours debout… C’est une volonté de paraître que l’on a nous-mêmes développée alors que l’essentiel dans l’existence, c’est d’être. En s’affichant constamment sous notre meilleur angle, on donne l’impression aux autres autant qu’à soi qu’on maîtrise tout et qu’on sait tout mais c’est une pure illusion ! On doit ignorer des choses pour espérer les découvrir et essayer de les comprendre… C’est ça que j’ai envie de défendre dans mes chansons. J’ai du mal avec la dictature de la jeunesse, de la beauté et du bien-être que l’on nous impose et qui nous oblige à répondre machinalement chaque jour que l’on va bien… On ment pour adopter une posture qui, malheureusement, ne nous rend pas service. Pour se libérer de ces pressions, tout le monde peut trouver sa propre technique, moi c’est la poésie qui m’y aide…
Se libérer de diktats c’est oser être soi…
Je crois que c’est le plus difficile dans la vie car avant d’oser être soi-même, il faut découvrir ce que l’on n’est pas pour tenter de s’approcher de ce que l’on est vraiment et que l’on ignore au milieu de tous ces formats que l’on nous impose… Quand on écrit des chansons ou en tous cas que l’on a une petite prétention artistique, notre devoir, c’est de casser ces formats pour peut-être réinventer le bonheur d’un autre… C’est extrêmement important de rendre quelqu’un, à travers un simple morceau, un peu plus heureux…
Être un artiste connu qui ne se surexpose pas…
Poster son selfie c’est se mettre en scène dans une fausse réalité qui nous rassure… On a travaillé son décor, son moment, sa pose, son regard dans l’espoir de susciter un type bien précis de réactions. On se « filtre » et se « photoshope » beaucoup, on fait du sport non pas pour ses bienfaits mais pour admirer son corps et être moins complexé qu’avant… En réalité, on nous complexe et on nous raconte des histoires dans l’unique but de nous faire consommer. Quand je vois mes enfants se plier à ces pratiques, ça me désole mais je ne prétends pas avoir raison… C’est un nouveau monde qu’il faut peut-être accepter tel qu’il est mais j’ai un peu de mal avec l’idée que la mémoire de ce monde « parallèle » aille directement chez Google ou chez Apple et qu’on ne soit finalement pas propriétaire de nos propres souvenirs, inhibitions, désirs, dégoûts, incapacités ou complexes.
S’exposer pousse la plupart du temps à devenir un autre soi-même et c’est quelque chose auquel je fais très attention dans mon métier. Je ne veux pas confondre le personnage qui chante ou qui joue la comédie avec celui que je suis dans la sphère privée bien que le premier soit aussi sincère que le second. Il y a une distinction à faire entre l’être et le paraître et je crois que c’est la plus grande épreuve à laquelle le monde d’aujourd’hui est confronté… C’est compliqué mais passionnant !
Un monde virtuel à conséquences réelles…
Je suis très troublé, par exemple, par le problème de l’anorexie qui débute de plus en plus jeune, dès l’âge de douze ans désormais et auquel l’univers numérique qui joue sur la fragilité des gens n’est pas étranger… Dans ce monde où priment l’industrie et l’économie, ceux-là mêmes qui mettaient sur des podiums des jeunes filles de plus en plus maigres prennent des postures féministes aujourd’hui plus pour redorer leur blason que pour sauver la vie de gamines malades ! Il faut garder à l’esprit qu’il y a les images, ce qu’elles véhiculent et ce qu’elles cachent et que face à ça, il est primordial d’exercer son libre arbitre. J’aime tellement les gens que je préfère les voir en vrai que de les fréquenter via des écrans trompeurs.
Aimer les gens et les aider à travers des causes comme le cartable connecté…
C’est un projet collectif, une chaîne solidaire qui répond à une question forte : peut-on accepter qu’un enfant ne soit pas relié à sa classe et n’ait pas accès au savoir à cause de sa maladie ou du manque d’argent de ses parents ? J’ai considéré que c’était une discrimination alors je me suis mis à la recherche d’équipes sur le terrain capables de transformer cet appareil numérique en lien social véritable. On a réussi à le faire grâce aux professeurs, aux infirmiers, aux médecins, aux associations et c’est une grande satisfaction !
Intéressé par les femmes…
Sans aucune flagornerie, oui ! (rires) Les femmes représentent 53% de la population et sont pourtant considérées comme une minorité et traitées comme telle alors que ce sont souvent elles qui – autour des tables de réflexion que l’on a formées dans toutes les régions – étaient majoritaires ! La femme, dans la société française, tient à bout de bras presque 80% de la santé, de l’éducation, de l’aide à la personne ou de la fin de vie, elle est donc essentielle à notre cohésion sociale et c’est fatigant que ce ne soit pas reconnu. On vit dans un déni de réalité mais je ne doute pas que les choses finiront par changer, c’est mon côté optimiste ! (rires)
Une empathie qui vous a poussé à être investi dans d’autres projets comme l’autisme et l’illettrisme…
C’est certain que c’est bon de « prendre » mais l’essentiel c’est d’aimer ses proches bien sûr mais aussi les gens en général car, ça peut paraître bateau mais aimer son semblable, c’est s’aimer un petit peu soi aussi. La société qu’on a construite et ce monde d’adultes – que je n’aime pas du tout d’ailleurs – ont créé des cases et des castes trop hermétiques alors qu’un non-voyant n’est par exemple pas qu’un non-voyant, il est un homme qui souhaite participer à l’évolution de la société et qui, par malchance, est aussi non-voyant. Pourquoi celui-ci ne pourrait-il pas accéder à un poste à haute responsabilité ? La différence fait encore peur et c’est ça qui me révolte. On vit dans une société « réduite » qui se gargarise de la fausse bonne santé des gens, d’une fausse compétitivité et qui oublie les vraies valeurs… Des vraies valeurs que les gens qui souffent physiquement ou psychologiquement développent naturellement en regardant le monde différemment…
Certains diront que je suis généreux en m’engageant dans différentes causes alors qu’en réalité, je suis égoïste car donner un peu de soi permet d’apprendre et de grandir sans cesse. On ne peut pas rater de tels rendez-vous et surtout pas ceux avec les enfants ! Mon vrai monde, c’est celui-ci et il est bien plus utile que celui où je vends des tickets pour mes concerts ! (rires) J’en ai besoin pour respirer, être en accord avec moi-même et avec l’éducation que j’ai reçue de mes parents et de ma tante. Si j’agissais autrement, je ne serais pas digne d’eux et de l’exemple qu’ils m’ont montré. Ils ont connu la guerre d’Algérie, les mouvements sociaux, le monde ouvrier et j’ai l’impression de ne pas avoir le droit de décevoir ce petit Panthéon qui est le mien. Mettre sa main dans la main de quelqu’un d’autre est la seule chose qui vaille véritablement la peine sur cette terre…
© Propos recueillis par Morgane Las Dit Peisson • Photos droits réservés
Interview parue dans les éditions n°397 #1, #2 et #3 du mois de novembre 2018
You must be logged in to post a comment Login