INTERVIEW
Fanny Ardant en interview
Incarnant pour beaucoup un certain idéal féminin, Fanny Ardant n’a cessé d’inspirer, depuis plus de quarante ans, à des réalisateurs tant français qu’italiens – voire parfois américains, indiens ou allemands – des visions aussi diverses que complémentaires… De patronne de boîte gay dans Pédale douce à femme vénale dans Huit femmes en passant par peintre dans le film Le libertin ou transsexuel dans Lola Pater, son impressionnant carrière est à la fois le miroir de sa gourmandise, de son ouverture d’esprit mais aussi de tout ce qu’elle représente aux yeux de ses congénères. Alternant pourtant entre le jeu devant la caméra, l’écriture et la réalisation, la comédienne n’en a pas oublié la scène qui fascine autant qu’elle inquiète. Dans la peau de Coco Baisos à qui Jacqueline Maillan avait prêté ses traits en 1964 avant de récidiver dix et vingt ans plus tard, Fanny Ardant, en apportant sa patte à ce personnage, a réussi – non pas à nous faire oublier la reine du vaudeville – mais à ne pas nous inciter à la comparer à elle… Aussi sensuelle que drôle dans Croque-monsieur, l’actrice a trouvé un juste équilibre entre l’admiration et le rire qu’elle suscite…
« Je ne suis pas très professionnelle, je vais là où l’amour et le plaisir me guident… »
Morgane Las Dit Peisson : La pièce Croque-monsieur a connu un véritable succès sur Paris et part désormais en tournée…
Fanny Ardant : J’aime beaucoup l’idée de passer par des villes de France où je n’ai malheureusement jamais le temps d’aller. À chaque fois que je suis en tournée, voir des villes, des églises, des paysages et rencontrer tout à coup un autre public, d’autres émotions, des hommes et des femmes différents, ça me remplit de joie, ça me nourrit. Je suis très romanesque et je retrouve, dans tous ces lieux, un peu de la littérature de Stendhal ou de Balzac car chaque ville a sa marque de fabrique et une atmosphère qui lui est propre…
Et nous, en régions, on vous attend de pied ferme…
C’est drôle ce que vous dites car c’est quelque chose que l’on ressent réellement lorsque l’on est sur scène… Quand on déboule sur les planches, c’est comme si on débarquait dans une arène, on ne sait rien du public, on est comme dans un grand trou noir et très rapidement, dans les villes extérieures à Paris, on se sent enveloppé d’une chaleur humaine sans même avoir croisé les regards dans la salle… Il se crée quelque chose de particulier entre nous qui sommes excités de faire le déplacement et les gens qui attendaient que l’on vienne.
Une alchimie se crée entre tous ces êtres réunis dans une même salle le temps d’une soirée…
Je crois beaucoup à ça ! On dit qu’au théâtre on s’ennuie neuf fois sur dix, mais le jour où l’on ne s’ennuie pas, c’est inoubliable ! C’est plus rare au cinéma parce qu’il a une nature hypnotique, on regarde une image qui a été façonnée pour n’être vue que sous un certain angle tandis qu’au théâtre, l’oeil du spectateur peut se déplacer à son bon vouloir et capter un détail, une émotion. Et c’est lorsque cette émotion surgit et se communique que c’est un succès. En tant que spectatrice, quand j’ai une émotion, je ne l’oublie jamais…
Le théâtre est magique mais aussi très intense…
Je ne sais pas comment ça fonctionne et je crois que je ne le saurai jamais ! (rires) J’ai un rapport amour-haine avec le théâtre, je ne pourrais pas en faire sans arrêt… Peut-être parce que bien que je sache que la vie est toujours plus forte que le théâtre, ce dernier arrive à nous déconnecter de la réalité et a, en ça, un pouvoir sur nous… Dès qu’on arrive sur les planches, quelque chose s’allume en nous et nous donne la féroce envie de faire mieux que la veille, de reprendre son ouvrage comme un artisan, de peaufiner, de retoucher et d’explorer sans cesse… Il y a quelque chose qui touche à l’éternité dans le théâtre puisque rien n’est jamais figé ni fini…
Avec Croque-monsieur, vous avez craqué pour une comédie…
C’est vrai que c‘est assez rare que je joue dans une comédie car je suis très portée par le verbe… J’ai une passion pour Marguerite Duras et les tragédies grecques alors que dans la comédie, on est en général plus dans un mouvement très précis d’horlogerie. Ce qui m’a séduite dans Croque-monsieur, c’est que cette pièce comporte ces deux aspects et que si on enlevait toutes les situations cocasses, le personnage que je joue resterait tout de même un personnage intense, passionné et fantaisiste.
Coco Baisos est un personnage fantasque, fort, avec des aspérités…
Elle croit en l’amour, elle croit qu’il peut rédempter, elle croit que la vie est une fête et refuse le conformisme, elle semble fofolle et irresponsable alors qu’elle est bien consciente de la réalité des faits… En se cherchant un nouveau mari pour subvenir à ses besoins, elle révèle non pas un tempérament de poule de luxe mais de battante ! Elle refuse d’être une victime, elle veut vivre et comme les boxeurs qui montent sur le ring, elle a un côté irréductible… C’est une vraie femme en somme ! (rires)
Elle offre un large panel de jeu…
Oui car cette pièce est réellement très bien écrite et jamais vulgaire. Les meilleures comédies sont celles où les personnages proposent une dichotomie entre ce qu’ils sont et ce qu’ils laissent paraître, un peu comme chez Feydeau. Coco Baisos est un personnage qui peut en effet être volcanique, puis mélancolique, séductrice, « matriarche », protectrice ou en colère. Elle aime et est aimée par ses proches, y compris par son maître d’hôtel, c’est donc au fond une bonne personne… Et puis, on est en 1960, à une époque encore assez puritaine alors l’émancipation de cette femme et cette moquerie de la vie m’ont beaucoup plu.
Vous avez interprété des dizaines de femmes…
Je pense que tous les rôles sont des archétypes et qu’on ne les remplit que de ce que l’on a. Un acteur avance masqué en Richard III ou Lady Macbeth mais, à l’intérieur, il y met tout ce qu’il sait de la vie, tout ce qu’il appréhende, tout ce qu’il croit, toute sa foi… C’est pour ça que je ne pourrai jamais jouer un rôle que je n’aime pas, aussi intéressant soit-il. J’ai besoin de le ressentir et de l’aimer… Que je joue une meurtrière, une amoureuse ou une terroriste, j’ai besoin de la comprendre pour la revendiquer. C’est important à mes yeux de retrouver l’humain, le bébé cajolé, cet être qui était comme nous avant de vaciller afin de saisir ce qui l’a conduit à perdre pied et c’est ça qui devient passionnant dans le métier d’acteur. C’est d’ailleurs pour ça que l’on dit que le pardon est plus fort que la justice puisque dans le pardon, on voit l’itinéraire d’un être. J’ai été très frappée par les romans de Dostoïevski – comme Crime et châtiment – qui montrent une possibilité de rédemption en chacun.
Vous avez adapté au cinéma Le divan de Staline…
J’ai choisi ce sujet parce que je connais très bien l’histoire russe mais ce qui m’intéressait bien au-delà de Staline, c’était de parler du pouvoir absolu et dictatorial qui, à travers Hitler, Mao Zedong ou Franco, a fait la tragédie du XXème siècle. La question que je voulais soulever était « que devient-on face au pouvoir ? » car, même si on se sent protégé dans nos démocraties, la vie nous prouve constamment que l’on n’est jamais à l’abri de rien… Et puis, on est toujours soumis au pouvoir, celui de monter une entreprise, d’obtenir un crédit à la banque ou de demander quelqu’un en mariage… On est toujours soumis à cet autre qui nous dit oui ou non et qui va provoquer une réaction en nous. C’est ça qui m’intéressait quand j’ai demandé à Gérard Depardieu d’incarner Staline…
Vous semblez très curieuse de « l’autre »…
Je crois en effet qu’il y a beaucoup de ça car un rôle n’est finalement qu’un « autre » que nous… Les gens se font souvent une fausse idée de l’acteur en se l’imaginant différent ou au-dessus de la mêlée alors qu’il reflète « l’autre » et se fond en lui… Un personnage c’est une histoire, c’est une parole lancée comme une bouteille à la mer, c’est l’espoir de toucher le coeur des gens. Incarner c’est bien plus que jouer, c’est une responsabilité alors quand je lis un scénario ou une pièce de théâtre, c’est comme si je rentrais dans une forêt, c’est irrationnel… Je n’ai qu’une très vague idée de la façon dont je jouerai le personnage quand je dis oui à un rôle mais je sais qu’il me touche et qu’il se construira quand on se rencontrera. C’est pour ça que je ne pourrais pas camper un rôle que je n’aime pas. Et puis, la vie est trop courte pour se forcer ! (rires) Je ne suis pas très professionnelle, je vais là où l’amour et le plaisir me guident.
Vos rôles sont forts et défendent toujours quelque chose, comme dans Pédale douce ou Lola Pater…
Ces deux exemples sont intéressants car je crois qu’ils ont permis et permettent encore de faire évoluer les mentalités. Pour aller vite aujourd’hui, tout le monde catalogue et cède aux poncifs et tout à coup, un film, un livre ou une pièce fait éclater le cliché, pose des questions et fait réfléchir. Créer des oeuvres, ce n’est pas faire de l’art pour l’art mais c’est se battre contre l’ignorance, la facilité et la pensée unique.
Pour Lola Pater, c’était osé de vous le proposer à vous qui incarnez LA femme…
(rires) Et c’est justement ça qui m’a attirée… Le fait que cet homme arabe, père d’un fils et danseur étoile à l’Opéra d’Alger prenne la décision de devenir une femme est un sujet puissant, et que ce soit une véritable femme qui l’incarne plutôt qu’un acteur travesti, donnait tout son sens à l’histoire… Ça rappelle qu’un transexuel n’est pas un être hybride, il est une personne à part entière qui a eu le courage de faire un choix extrêmement dur. On nous « range » – ne serait-ce que pour faire un passeport – par âge, par sexe et par nationalité, or ce sont trois choses qui peuvent complètement changer. Pour moi, les gens se définissent avant tout par leur personnalité car l’espèce humaine est riche et contradictoire…
© Propos recueillis par Morgane Las Dit Peisson • Photo Carole Bellaïche
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