INTERVIEW
Eva Darlan en interview
Avec plus de quarante ans de carrière, Eva Darlan fait partie de ces artistes qui ont marqué plusieurs générations… Ne laissant forcément pas les mêmes souvenirs à chacun, elle est plutôt Christine Bussière dans la pièce Rumeurs pour certains, Thalie dans la série Palace pour d’autres ou encore Monique, la grand-mère dans Fais pas ci, fais pas ça. Ayant enchaîné les rôles, bien évidemment, de femmes, cette féministe de la première heure a eu l’occasion d’observer de très près les différentes visions que les cinéastes – masculins en général – avaient de la gente féminine. Soumise ou servant l’intérêt du sexe fort, celle-ci a, sans même qu’on y prête attention en tant que spectateurs, encore aujourd’hui des difficultés à être non pas supérieure mais juste l’égale de l’homme. Profondément investie, celle qui a osé aborder dans son ouvrage Crue et nue l’inceste et la violence dont elle a été l’objet, n’est pas prête à arrêter sa quête… Engagée comme peu le sont, elle dit tout haut ce que beaucoup n’osent parfois même pas penser et c’est grâce à une lignée de personnalités comme la sienne que nous avons pu, il y a seulement 74 ans, obtenir le droit de vote… Consciente qu’une avancée, quelle qu’elle soit, n’est jamais acquise, Eva Darlan lutte sans cesse de toutes ses forces pour que les femmes de demain ne subissent jamais le même sort que Louba, la jolie avocate ukrainienne qu’un ex mari jalou n’a pas hésité à vitrioler…
« C’est toujours risqué de dire ce que l’on pense mais je ne peux pas faire autrement ! »
Morgane Las Dit Peisson : Vous étiez cette année la présidente du jury du Festival du court-métrage de Fréjus…
Eva Darlan : Je ne connais pas très bien Fréjus mais je suis extrêmement heureuse d’avoir eu l’occasion de venir y découvrir ce Festival du court-métrage car un évènement comme celui-ci permet de voir des films bien sûr, mais surtout de rencontrer de nouvelles personnes et de nouveaux talents. C’est toujours formidable de s’ouvrir aux autres, c’est une véritable respiration dans nos métiers !
Le court-métrage est un format qui vous interpelle ?
En tant que public, honnêtement, ça me demande un petit effort de regarder des courts-métrages, ce n’est pas vers ça que je me tournerais naturellement par contre, je suis intimement persuadée que c’est quelque chose d’essentiel à notre métier. C’est très souvent un galop d’essai pour des acteurs et des réalisateurs mais c’est également un mode d’expression choisi par des cinéastes confirmés qui n’ont pas l’utilité d’un long-métrage pour développer leur sujet. C’est un moyen d’expression différent et c’est en ça qu’il m’intéresse.
C’est un format qui oblige à condenser…
C’est un pli à prendre de la part du réalisateur, il doit en effet faire attention à ne jamais trop s’attarder sur le développement d’une idée. Ce doit être parfois aussi frustrant pour lui que pour nous, acteurs, qui n’avons que peu de temps pour développer une personnalité. Malgré cette contrainte, je trouve plaisant de tourner dans des courts-métrages car étant souvent faits par des débutants, ça nous permet à nous, qui avons plus de « bouteille », de nous mettre à leur service et de rendre ainsi au métier un peu de ce qu’il nous a donné…
Courts-métrages, films, séries, téléfilms, pièces… Vous semblez depuis une quarantaine d’années passer avec aisance d’un projet à un autre…
Si ça donne une impression de facilité, c’est que je ne suis pas une trop mauvaise comédienne ! (rires) Car c’est un métier vraiment très difficile… J’ai eu beaucoup de chance qu’on me propose des projets réellement intéressants car, comme dans bien des domaines, être une femme ne permet pas toujours d’accéder aux rôles les plus passionnants ! Et ça fait en effet une quarantaine d’années que j’observe ça. C’est assez incroyable d’ailleurs, j’ai l’impression d’être un dinosaure ou un truc en acier inoxydable ! (rires) J’espère que ça continuera le plus longtemps possible… Le temps passe, je suis toujours là et au-delà de ma petite personne, c’est extraordinaire d’observer qu’une femme peut perdurer dans ce métier…
On a besoin de personnages féminins de tous âges…
En général, les rôles de femmes servent les hommes puisque nous commençons nos carrières par être des jeunes filles désirables puis des épouses et enfin, des mères. Il n’y a aucune indépendance là-dedans… Et ensuite, quand arrive la cinquantaine, on a beaucoup plus de difficultés à travailler car on est en ménopause, on n’est donc plus « reproductrices » et ça nous fait perdre, aux yeux des scénaristes, toute fonction sociale… Il n’y a quasiment jamais aucun rôle fort dans cette tranche d’âge pour les femmes alors on ne revient que plus tard – de nouveau dans le circuit de la reproduction – en grand-mère alors que les hommes, quant à eux, conservent des activités, des missions, des fonctions. Si par hasard ils sont grands-pères dans un film, ça sert avant tout à les rendre crédibles en illustrant leurs vies personnelles mais ce n’est jamais leur état premier. Même représentés en retraités, ils sont avant tout capitaines d’industrie ou juges mais très rarement des « papy-gâteau »…
Ce n’est pas encore parfait mais j’ai la sensation que ça bouge un peu depuis quelques années…
Oui parce que dans l’ombre, on œuvre beaucoup, nous les femmes actrices, pour faire en sorte que ça change. On a fait faire des études par le CNC, la Société des Auteurs et le CSA sur la présence des femmes dans les films en répertoriant, selon les différentes tranches d’âge, les rôles qui nous sont proposés, et on est en train de constituer un gros dossier qui va aller sur le bureau de la Ministre en espérant qu’il en ressorte une loi… Les choses bougent trop lentement à mon goût et en plus, aucune évolution n’est éternellement acquise… C’est très fragile, ça exige d’être continuellement sur le qui-vive et on a souvent l’impression qu’on n’y arrivera jamais tellement c’est difficile ! Mais il ne faut jamais désarmer ou baisser les bras, la clef de tout changement profond dans notre société, c’est de toujours lutter, toujours y croire… Même si c’est parfois fatigant et dangereux professionnellement, on n’a pas le choix.
Cet engagement vous a sûrement coûté des rôles…
C’est toujours risqué de dire ce que l’on pense mais je ne peux pas faire autrement. Je n’ai pas une « mission divine » à accomplir mais je me dis que si je ne fais pas ça, je ne pourrais pas me regarder dans la glace. Depuis que je suis petite, je demande l’égalité et désormais, avec un peu de notoriété, j’ai une possibilité de faire entendre publiquement ma voix. Ce ne serait pas respectueux de ma part vis-à-vis des femmes qui se sont battues dans le passé pour qu’on puisse avoir les droits dont on jouit aujourd’hui et ça ne le serait pas non plus vis-à-vis des générations futures…
© Propos recueillis par Morgane Las Dit Peisson • Photos AFP
Interview parue dans les éditions #1 et #2 du mois de février 2018
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