COUPS DE COEUR
Enzo Enzo en interview pour son nouvel album « Eau calme »
Douce, émouvante et passionnante, Enzo Enzo s’est offerte en entretien pendant plus d’une heure avec la même générosité et la même sincérité que celles dont elle parsème ses albums. Le dernier, Eau calme, ne déroge pas à la règle en réussissant ce pari un peu fou en ce moment de nous laisser aller à un brin de quiétude et de plénitude. Un recueil musical d’un charme absolu à écouter en boucle pour tenter d’en détecter toutes les finesses…
« C’est 60 ans d’incertitudes, de rêves et d’apprentissages… »
Morgane Las Dit Peisson : J’imagine que vous ne rêviez pas de sortir un album en plein confinement…
Enzo Enzo : C’est vrai qu’on a un peu retardé la sortie car ce répertoire avait été enregistré pour pouvoir aller sur scène… Aucune tournée n’étant possible, on a jugé plus judicieux de patienter… Et puis finalement, on a trouvé qu’il avait suffisamment mûri pour mériter de rencontrer le public. Il est sorti et il a été très bien accueilli par le monde des médias qui s’en est fait le relais donc je crois que c’était finalement le bon moment pour qu’il voie le jour ! Je suis évidemment un peu triste de ne pas pouvoir voir le public « en vrai » tout de suite et de ne pas pouvoir échanger avec lui dans une salle, mais la sortie de l’album se passe tellement bien que c’est déjà une grande satisfaction !
Il faut parfois accepter qu’on ne puisse pas avoir d’incidence sur tout… Je compare ça à un accouchement… Quand c’est le moment, c’est le moment, on ne peut pas le retarder ! (rires) Si Eau calme est paru le 12 mars dernier, c’est que ça devait se passer comme ça, c’est qu’il était arrivé à son terme… Alors bien sûr, c’est frustrant de ne pas aller sur scène tout de suite mais ce n’est pas grave.
Une production indépendante…
Il n’y a pas de label derrière Eau calme, c’est vraiment notre projet, notre aventure. Je me suis lancée dans la production de cet album où j’ai été rejointe par Roméo Cirone – qui produit du cinéma et du théâtre – et Damien Brochet. Pour nous trois, sortir cet album était presque « personnel », on a pu faire nos choix librement sans subir le poids des contraintes qu’une maison de disques peut, quant à elle, avoir.
Un album, c’est souvent la photographie d’un instant…
C’est souvent vrai mais dans ce répertoire, étrangement, certaines chansons étaient arrivées il y a longtemps déjà. La version que l’on peut entendre sur l’album n’est finalement qu’une version « mature », tant au niveau des textes que des compositions, et j’ai l’impression que ça donne à ces morceaux une dimension un peu intemporelle. Si j’avais été une jeune femme de 20 ans et que mon album sortait deux ans après, ça aurait créé un décalage trop énorme ! Dans mon cas, les auteurs que je présente dans l’album posent un regard sur le monde dans sa globalité et pas sur une actualité ponctuelle… Le sentiment de solitude, les états d’âme, la pauvreté, l’émerveillement pour les ressources de la nature, la beauté des hommes ou l’amour sont des thèmes universels et invariables…
Sortir un album en ce moment, c’est aussi offrir une échappatoire, une évasion au public…
J’ai même l’impression que le public n’en est que plus réceptif et « disponible ». Cette période n’est pas une « chance » à proprement parler mais si je dois en tirer quelque chose de positif, ce serait ça… Les gens courent moins et ont peut-être plus le temps d’être à l’écoute d’un projet au ton intimiste comme Eau calme… J’espère que le choix des propos et de la douceur peut apporter quelque chose au public en cette période si déroutante, en tous cas, ce que j’observe, c’est qu’il est très bien reçu et c’est une immense satisfaction pour mon équipe et moi. J’espère qu’il va continuer à s’installer petit à petit dans le quotidien des auditeurs et qu’il leur créera une envie de venir le découvrir sur scène, quand ce sera possible ! De notre côté, le spectacle est prêt, on a eu le temps de faire une création en résidence et la tournée se monte tranquillement…
L’album s’ouvre avec Des jours avec, des jours sans et ça colle à merveille à la situation du moment…
(rires) On peut dire ça car finalement, ça vaut pour toutes les époques, tous les moments et toutes les épreuves… C’est presque une phrase de grand-mère qui aide à relativiser un peu ! Il y a des jours avec et des jours sans, les jours sans il faut faire avec et c’est comme ça depuis la nuit des temps… C’est juste du bon sens mais la douceur avec laquelle c’est dit apporte quelque chose, je trouve, de berçant, de chaleureux, de caressant et de consolant qui permet d’accueillir cette phrase-là non pas comme quand on parle de la pluie et du beau temps pour meubler, mais comme quelque chose de réconfortant dans l’arrangement. À un moment, on passe en majeur et la lumière se fait, ça donne une ouverture et une confiance…
Il a quelque chose d’assez enveloppant…
Oui, je trouve aussi ! Est-ce le jeu des instrumentistes, la voix, la constance, la poésie portée par l’écriture ou le mélange de tout ça mais j’ai aussi cette sensation. Ce n’est pas un album de performances vocales, c’est un recueil de mélodies que je suis très fière d’avoir choisies ! Je peux le dire sans rougir car ne les ayant pas composées moi-même, je n’ai pas l’impression de m’auto-congratuler ! (rires) Ce que j’apporte au public quand j’organise la sortie d’un album, c’est le fruit d’une récolte, pas une urgence de s’exprimer… Je ne suis pas tourmentée comme peut l’être un écrivain, je n’ai pas ce besoin de dessiner quelque chose sur ma toile… J’ai vraiment la sensation d’être dans un rôle de « passeur ».
Un album lumineux et « réchauffant » dès la pochette avec votre visage tourné vers un halo de lumière…
Voir un rayon quelque part c’est quelque chose dont j’ai besoin, ça m’invite à me réjouir et à être plus confiante. Ce sont des rappels, des petits points de repères, des moments de grâce que j’ai la chance d’être apte à voir… C’est une faculté qu’on est nombreux à avoir, ça n’a rien à voir avec le fait d’être artiste, c’est juste une capacité à capter le détail ou le petit coin de lumière… Ça ne me demande pas de gros efforts, je ne me force pas à embellir ma vision des choses pour être rassurante, c’est ainsi que je vois ces choses et que je les ressens. Je suis consciente que c’est un privilège d’avoir ce regard-là sur la vie et que d’autres travaillent beaucoup sur eux-mêmes pour tendre vers ça mais il y a une contrepartie tout de même ! (rires) En effet, quand c’est dur, ça l’est énormément et ça devient presque violent… Je suis perméable dans les deux sens mais j’aime regarder ce qui n’est pas désespérant… Quand je vois une toile de Soutine avec une carcasse d’animal, c’est dur à regarder, ça me pèse, ça me choque alors que quand je regarde une œuvre de Matisse, ça m’apporte, ça dilate mon cœur et mon âme, ça me donne envie de chanter et surtout de le transmettre !
On dit que ce sont les artistes qui sont comme ça mais je crois surtout que le fait d’être artiste me donne cette espèce d’audace nécessaire à exprimer ces états et à les partager ! Ça donne aux autres la sensation que je suis peut-être exubérante ou sûre de moi alors qu’en réalité, je trouve le courage d’exercer mon métier quand j’ai un trop plein d’émotions bonnes et « positives » à partager…
Vous parlez d’une chance mais c’est aussi une volonté, en grandissant, de choyer ce don…
C’est réellement un don très précieux que de pouvoir voir le « bon » mais en effet, ça demande aussi un entretien constant. C’est un choix – plus facile pour moi que pour d’autres – que de ne pas me laisser sombrer. Et puis, j’ai désormais d’autres avantages comme l’âge, l’expérience accumulée et les belles rencontres qui apportent une certaine sérénité. Tout n’est pas mauvais dans le fait de vieillir ! (rires) Bon, là, on dissèque, on analyse, on intellectualise mais quand je choisis des textes, des musiques et des façons de chanter, c’est beaucoup plus primaire et instinctif que ça ! (rires) Une création se fait avant tout avec pulsion et intuition…
Un projet intime mais pas solitaire…
Si Eau calme a pu voir le jour c’est que j’ai été merveilleusement accompagnée ! Lucien Zerrad m’a permis d’enregistrer cet album dans sa maison et Eliott Weingand est un guitariste exceptionnel qui a – du haut de ses 30 ans et de son univers musical très éloigné du mien – accepté de se frotter à une musique aussi délicate que de la dentelle. C’est réjouissant de monter un équipage pour nous suivre dans un tel voyage ! Seule, je ne partirais pas parce que je n’en ai pas envie et parce que je n’en ai pas les capacités. Moi je sais « trouver » la perle rare et la chanter mais je suis incapable de lui donner naissance…
Balai de crin, une réflexion sur l’âge et le temps qui passe… « 60 fois l’enfance et autant d’étés » laisse sous-entendre qu’on n’en sort jamais vraiment…
Oui, c’est la part enfantine qu’on a tous en nous éternellement… « 60 fois l’enfance » c’est 60 fois ce cœur pur qui a besoin d’être rassuré, c’est 60 ans d’incertitudes, de rêves et d’apprentissages… On vénère la jeunesse parce qu’on a peur de s’approcher de la fin mais chaque âge a son intérêt et ce texte le dit avec une belle douceur et une grande justesse. Remo Gary a trouvé cette phrase poétique et presque magique qui vient embellir l’aspect quotidien de son titre Balai de crin. C’est intelligent car ça souligne qu’avancer dans le temps n’est pas tout le temps rose, qu’il faut balayer un peu devant soi, que l’existence n’est pas nécessairement tendre et douce avec nous mais que malgré tout, il reste toujours quelque chose de cet être bourré d’innocence et d’émerveillement que l’on était au début du parcours.
Cette chanson, c’est avancer et assumer d’avancer sans bien savoir où l’on met les pieds, c’est avoir envie d’être là et ça, ça se prête à tous les âges. D’ailleurs, quand je l’ai découverte, elle disait « 20 fois l’enfance » car Remo en avait eu l’idée après avoir échangé avec des jeunes qui se demandaient ce qu’ils faisaient sur terre…
Dans ce titre « Mais qui je voudrais être, à quelle fenêtre re-choisir de naître… J’en sais rien » rappelle bien qu’il ne suffit pas d’être adulte pour savoir qui l’on est… On se façonne encore et toujours jusqu’à la fin… Rien n’est ferme et figé, on ne devient jamais un être « fini »…
C’est exactement ce que je trouve si chouette dans l’existence ! Certains voient des psychanalystes parce qu’ils ont peur de ne pas savoir qui ils sont alors que d’autres les consultent car ils craignent d’être trop « enfermés » dans leurs routines mais des deux côtés, l’un pense que l’autre est certainement mieux dans sa peau que lui ! (rires) C’est passionnant d’être un humain parce qu’en effet, on tente tous d’atteindre un idéal qui nous permettrait de croire qu’on a franchi une ligne d’arrivée, promesse d’une vie immuable, alors qu’en réalité tout est mouvant jusqu’à notre dernier souffle. Pour moi, c’est merveilleux parce que ça signifie que tout est toujours possible alors que ma fille, par exemple, a trouvé que ce « J’en sais rien » était d’une tristesse absolue ! (rires)
Arif, vendeur de roses égraine astucieusement, rose après rose, l’histoire d’un homme qu’on ne regarde pas ou qu’on évite…
Je trouve aussi… C’est une idée de Marc Esteve. C’est un sujet assez inédit qui propose une manière de regarder le monde à travers une petite histoire qui en dit long sur notre société. Rose après rose, en effet, on découvre le circuit d’Arif, à qui personne ne fait pas attention. Mais en échangeant avec vous je m’aperçois que lui non plus ne voit pas les gens… Ce qu’il voit, c’est comment les aborder pour amasser de l’argent mais en réalité, seul son enveloppe charnelle est là, son esprit est totalement ailleurs, préoccupé par sa nécessité… Personne ne voit personne dans cette situation…
Et un joli rappel de Juste quelqu’un de bien…
C’est une chanson qui fait tellement partie de ma vie que la question ne s’est même pas posée ! (rires) Elle a été enregistrée la première fois il y a 25 ans alors avec la compréhension que j’en ai aujourd’hui et ma voix qui a évolué et qui s’est affirmée, je trouvais intéressant de la reprendre pour l’habiller différemment… Par contre, je trouve qu’elle résonne toujours autant et qu’elle n’a pas vieilli ! J’ai l’impression que je pourrai encore la chanter pendant 25 ans ! (rires)
Propos recueillis par Morgane Las Dit Peisson pour Le Mensuel / Photos par Sophie Boulet
Interview parue dans Le Mensuel n°420 de mai 2021
You must be logged in to post a comment Login