INTERVIEW
Jean-Pierre Darroussin, Charles Berling et Alain Fromager en interview
En écrivant ce qui est devenu l’une de ses plus célèbres citations, Hervé Lauwick a réussi à résumer à merveille ce qu’est, à y bien regarder de plus près, la véritable amitié : « Un ami, c’est quelqu’un qui vous connaît bien et qui vous aime quand même »… Une jolie définition mise à rude épreuve dans la pièce Art de Yasmina Reza où Charles Berling, Jean-Pierre Darroussin et Alain Fromager – trois amis de toujours dans l’histoire – vont malmener ce sentiment qui ne semble finalement pas si simple à vivre au quotidien…
« On doute toujours, à un moment ou à un autre, d’être aimé… »
MORGANE LAS DIT PEISSON : Une première date de tournée à Ramatuelle…
JEAN-PIERRE DARROUSSIN : C’est vrai que cette date estivale à Ramatuelle inaugure en quelque sorte la tournée qui, quant à elle, nous emmènera un peu partout en France jusqu’en avril avant de recommencer, par la suite, en septembre à Paris. Ce festival est pour moi une grande première mais, même avant de jouer, je suis certain que la représentation ne pourra qu’être magique car elle mêlera l’instant sacré de rassemblement que représente le théâtre à la puissance du plein air. On joue à « donner vie » et tout autour de ce « vrai faux » que l’on recrée, la nature continue, quant à elle, à vivre et à faire valoir ses droits… C’est un supplément d’âme incroyable…
Art a un quart de siècle mais ses propos n’ont pas vieilli… Elle parle de ce que l’on est prêt ou non à accepter des gens qu’on aime...
JEAN-PIERRE : À force de la jouer et de l’éprouver, on finit par la comprendre vraiment et je rejoins la vision que vous en avez car si on devait en extraire l’essence même, ce serait celle-là. Dans la pièce Art, on est face à une relation d’amitié et tout ce que celle-ci comporte : les jeux de pouvoir, l’acceptation et l’intolérance. Être ami est beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, on s’imprègne les uns des autres et ce texte nous pousse à voir jusqu’où peuvent aller les influences que des gens qui s’aiment profondément peuvent exercer les uns sur les autres. C’est une recherche du point de rupture.
Un point de rupture qui prend la forme d’un simple achrome…
JEAN-PIERRE : C’est certain qu’une telle pièce fait réfléchir, en plus de tout le reste, sur la notion même de l’Art et de la valeur qu’on lui porte mais en réalité ce tableau blanc dont mon personnage est si fier d’avoir fait l’acquisition, permet de mettre en relief les sentiments de ces trois amis qui sont inséparables depuis plus de trente ans ! Ils ont certainement partagé des tas de secrets, d’expériences et d’aventures mais, face à cet objet, ils réalisent qu’une part des deux autres qu’ils croyaient connaître par coeur, leur a finalement échappée au point de les rendre un peu étrangers… C’est cette confrontation à ce qui apparaît étrange et étranger chez l’autre qui fait d’ailleurs toujours le ciment d’une bonne pièce !
Un sujet universel qui a été Traduit en une quarantaine de langues…
CHARLES BERLING : Art touche tout le monde car c’est une pièce qui nous fait rentrer dans l’abîme non pas de l’amitié mais des relations humaines qui sont toutes, peu importe où l’on se trouve sur la planète, abyssales. On se pose, certainement par manque de confiance en soi, beaucoup trop de questions sur tout ce que les autres pensent de nous et on doute toujours, à un moment ou à un autre, d’être aimé. Et alors qu’une longue amitié pourrait nous rassurer, elle nous fait nous méfier car on voit, au fil des années, ses proches changer en fonction de leurs autres relations et de leurs propres expériences… C’est un sentiment que Yasmina Reza traduit parfaitement par son écriture incisive, très violente et donc très drôle ! Art est un mélange dramatique absolument abominable, détonnant, joyeux et sophistiqué… C’est un pur régal à jouer !
Un régal également à regarder…
CHARLES : D’ailleurs, pour être honnête, on ne trouvait pas ça particulièrement drôle pendant les répétitions ! (rires) C’est réellement le public qui amène ce détachement et cette distance face à la laideur de ce déballage qui finit, à travers les yeux des gens présents dans la salle, par mettre en perspective le comique de la chose !
Jouer, jouer et rejouer encore permet de peaufiner sans cesse…
ALAIN FROMAGER : C’est le grand privilège que l’on a au théâtre et que l’on apprécie quand on aime vraiment incarner ses personnages. Le fait de jouer pendant six mois d’affilée comme on l’a fait à Paris permet de gagner en précision, en justesse et en intensité. Et puis, au fil des représentations, on appréhende mieux aussi le jeu et les mouvements qui se produisent avec un public qui devient presque, malgré le quatrième mur, un quatrième partenaire tant ses rires et ses réactions illustrent nos échanges.
JEAN-PIERRE : Le théâtre reste un domaine qui n’est pas encore trop gagné par la pression industrielle que l’on observe dans le domaine artistique en général et dans le cinéma en particulier. La scène tient plus de l’individu et de l’artisanat car elle est en rapport avec un monde qui est à sa proportion. On peut y cultiver son jardin tandis qu’au cinéma, il y a quelque chose de formidablement présomptueux… C’est un challenge extraordinaire et c’est pour ça que c’est aussi intéressant d’en faire. Il met le comédien au service d’un réalisateur et d’un monteur qui prennent la main sur son travail et finissent par le dominer alors que sur scène, il reste maître de ce qu’il soumet au public. C’est une autre manière de travailler qui est tout aussi passionnante car elle oblige à se glisser dans le regard du metteur en scène… Ça crée une complicité que j’adore retrouver à chaque fois…
© Propos recueillis par Morgane Las Dit Peisson au Festival de Ramatuelle avant la représentation • Photos droits réservés
Interview parue dans les éditions n°400 #1, #2 et #3 du mois de février 2019
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