COUPS DE COEUR
Isabelle Carré en interview pour son roman « Le jeu des si », la pièce « Biographie : un jeu » et le film « La dégustation »
« Je n’aurais jamais imaginé que l’écriture puisse changer autant de choses dans ma vie ! » Isabelle Carré
Comédienne écumant les plateaux de tournage et les scènes de théâtre, la douce et lumineuse Isabelle Carré s’est présentée au public, ces 30 dernières années, sous quasiment toutes ses formes ! Jeune première, domestique, amoureuse, pharmacienne, clandestine, divorcée, professeure, maîtresse, femme trompée ou encore vieille fille, au cinéma, en télé ou sur les planches, Isabelle Carré n’est finalement réellement qu’elle-même que lorsqu’elle s’adonne à 100% à ce qui la passionne. Et si l’interprétation de textes écrits par des auteurs classiques et contemporains lui offre l’occasion inespérée de vivre 1000 vies en une tant tous les réalisateurs et les metteurs en scène apprécient de travailler avec elle, la femme qu’elle est devenue a ressenti le besoin, à un moment, de s’exprimer à travers ses propres mots. Désormais à la tête de 3 romans et d’un livre pour enfants, Isabelle Carré – que l’on verra à l’affiche de l’adaptation cinématographique de la pièce La dégustation en fin d’été – peut définitivement ajouter à sa palette de personnages celui d’auteure…
📚 Isabelle Carré, auteure de :
- Le jeu des si paru aux éditions Grasset le 18 mai 2022 / 288 pages / 20.00€
- La mer dans son jardin paru aux éditions Grasset Jeunesse le 06 avril 2022 / illustrations de Kasya Denisevich / 48 pages / 16.00€
- Du côté des Indiens paru aux éditions Grasset le 12 août 2020 / 352 pages / 22.00€
- Les rêveurs paru aux éditions Grasset le 10 janvier 2018 / 304 pages / 20.00€
🎞️ Isabelle Carré au cinéma dans La dégustation d’Ivan Calbérac le 31 août 2022
🎭 Isabelle Carré au théâtre dans Biographie : un jeu de Max Frish
« Ce que l’on a écrit devient presque une autre histoire quand le lecteur s’en empare… » Isabelle Carré
Morgane Las Dit Peisson : Un retour au Festival du Livre de Nice pour échanger avec les lecteurs…
Isabelle Carré : Je suis vraiment heureuse d’être revenue car j’éprouve toujours un immense plaisir à rencontrer les gens. Ils sont venus me voir nombreux sur ce salon et ce qui me touche énormément, c’est que beaucoup d’entre eux ont lu Les rêveurs – mon premier ouvrage – ou le second – Du côté des Indiens – et s’intéressent au dernier, Le jeu des si. C’est très agréable car ça signifie que je ne les ai pas déçus. Et puis, l’échange avec le public est très différent sur un salon ou dans une librairie de celui qui se fait pendant la sortie d’un film ou à la fin d’une pièce, il y a quelque chose de plus intime qui s’installe… Un livre parle à l’oreille du lecteur, celui-ci est actif quand il lit, il y met beaucoup de lui-même alors ça tisse entre lui et l’ouvrage une relation très particulière qui se ressent dans les témoignages que je reçois.
Le lecteur devient un « petit » réalisateur…
Isabelle Carré : C’est exactement ça ! Un lecteur devient un réalisateur au fil des pages. Il se crée sa bande-son, son propre décor, il imagine ses personnages… C’est pour ça qu’il y autant de livres finalement que de lecteurs ! C’en est d’ailleurs parfois un peu troublant car ils perçoivent des choses qu’on n’avait pas nécessairement vues bien qu’on les ait écrites. Ils ont tous un regard différent, ils colorent les propos avec leurs propres vécus et c’est cet autre prisme qui fait que ce que l’on a écrit devient presque une autre histoire quand le lecteur s’en empare. C’est ça qui est beau avec l’écriture !
« Je réalise le privilège que c’est que d’avoir grandi, mûri et vieilli avec un public aussi fidèle et bienveillant ! » Isabelle Carré
Un public et des lecteurs qui n’ont pas tous les mêmes souvenirs de vous…
Isabelle Carré : Il y a des gens qui viennent me voir parce qu’ils me connaissent plus comme comédienne, certains suivent mon travail depuis mes débuts dans Beau fixe où je n’avais que 20 ans (rires) et quand ils m’en parlent, je réalise le privilège que c’est que d’avoir grandi, mûri et vieilli avec un public aussi fidèle et bienveillant ! C’est amusant car au fil du temps je m’aperçois que j’entretiens avec chaque personne un lien différent en fonction du rôle, du film, de la pièce ou maintenant du livre qui l’a marquée.
« Dans mes livres, j’essaye de parler de choses intimes, de mon vécu, de mon ressenti… » Isabelle Carré
Vos livres racontent des histoires certes inventées mais toujours saupoudrées de votre parcours ou de votre regard sur le monde…
Isabelle Carré : Dans mes livres, j’essaye de parler de choses intimes, de mon vécu, de mon ressenti… Et même si j’invente intégralement une histoire, c’est ma langue, ce sont mes mots… « Enfin » ai-je envie de dire ! (rires) Prononcer les mots des autres m’a beaucoup nourrie mais il était peut-être temps pour moi de faire entendre ma voix. Même si ce que j’écris est sans doute assez intime, j’essaie toujours de parler de l’époque. Ce qui m’a par exemple donné l’impulsion d’écrire mon premier roman – Les rêveurs -, ça a été la « manifestation pour tous »… Il est assez autobiographique (bien que ce ne soit pas un récit), il parle de ma famille et particulièrement de mon père homosexuel car face à ces soulèvements contre le mariage pour tous, j’ai eu besoin d’écrire ma vision des choses. On parlait beaucoup en nos noms à nous, les enfants d’homos, mais on ne nous entendait pas alors que nous étions les premiers concernés !
Quand j’ai écrit Du côté des Indiens, j’étais tranquillement en train de mettre en place ma fiction – l’histoire de cette femme qui ne peut pas avoir d’enfant et qui va tisser une relation amicale avec son petit voisin, un jeune garçon un peu solitaire – pendant qu’a éclaté l’affaire Weinstein. Ça m’a donné l’idée d’inclure cette thématique dans le point de vue du personnage de Muriel en me servant d’une partie de ma propre expérience.
Pour Le jeu des si, ça a été un peu la même chose. J’étais en train d’écrire sur une fiction dont j’ai rêvé il y a une vingtaine d’années. Je n’arrêtais pas de faire des allers-retours en Allemagne pour le tournage du film L’avion de Cédric Kahn et j’oubliais sans cesse de réserver mes taxis à l’avance puisque je suis une piètre organisatrice ! (rires) Et je voyais à chaque fois à l’aéroport un chauffeur avec une pancarte attendant désespérément un client au nom parfois attirant… Dans mon roman, une femme qui me ressemble un peu – Elisabeth – voit écrit « Emma Auster » sur un petit panneau et décide de le suivre pour voir jusqu’où elle peut aller avec ça… Jusqu’où elle va pouvoir s’introduire dans la vie d’une autre. J’étais en train d’écrire ça et est arrivé le confinement. Je ne le fais pas exprès mais à chaque fois, mon écriture est liée à ce que l’on est en train de vivre et je ne peux pas ne pas l’inclure. C’était tellement étrange d’écrire sur la liberté, l’évasion, le champ des possibles, le changement de vie, la seconde chance et le fait d’avoir le choix de faire des choix, que je ne pouvais pas ignorer la contrainte de l’enfermement et l’obligation de se signer à soi-même des autorisations de sortie pour aller acheter des pots de yaourts !
Ce qu’on a vécu était complètement fou, digne d’un film d’anticipation pour adolescents, donc j’ai eu besoin d’inclure cette fiction devenue réalité avant de revenir, plus sereinement, à mon histoire à moi.
« J’avais besoin de faire le deuil de l’histoire que je venais d’écrire… » Isabelle Carré
C’est amusant que vous jouiez en ce moment dans la pièce Biographie : un jeu qui permet quant à elle de réécrire des moments de sa vie…
Isabelle Carré : Pendant tout le temps où j’ai écrit Le jeu des si, il y a eu des résonances… Moi qui ne crois pas aux signes, je dois dire que j’ai été assez surprise ! (rires) Le livre parle aussi de la providence et peut-être que cette pièce en était une… Au moment de terminer les ultimes corrections de mon Jeu des si que j’avais tant de mal à quitter, voilà qu’on me proposait un autre « jeu » avec Biographie : un jeu de Max Frish, mis en scène par mon ami Frédéric Bélier-Garcia et évidemment, j’ai sauté sur l’occasion ! Deux actrices s’étaient désistées et il venu vers moi en me demandant d’accepter le rôle pour « sauver » la pièce mais très honnêtement, ça m’a sauvée également parce que j’avais besoin de faire le deuil de l’histoire que je venais d’écrire et dont j’avais du mal à me séparer…
En me lançant dans Biographie : un jeu, j’ai un peu prolongé le plaisir de mon Jeu des si puisqu’étrangement, en effet, les deux histoires sont un peu semblables. Dans la pièce, le point de départ est « Et si vous pouviez changer un élément de votre biographie ? »… J’ai halluciné en la lisant ! (rires) C’était assez stupéfiant que cette proposition me tombe dessus à ce moment-là…
De la même manière, à la fin du livre, j’ai choisi un décor, un endroit qui existe vraiment où vivait ma nourrice marocaine, une femme qui est devenue comme ma grand-mère… Pourquoi ce choix, je ne sais pas mais mais bizarrement, elle m’a appelée à ce moment-là pour m’annoncer qu’elle allait changer de vie pour s’installer au Maroc… Bien que je sois hermétique aux signes, je dois bien reconnaître que toute la période d’écriture de ce 3ème roman en a été criblé !
« À un moment, j’ai juste eu besoin de parler avec mes mots, avec ma langue, de trouver mes images… » Isabelle Carré
Un 3ème roman et des lecteurs fidèles rassurent la comédienne sur sa légitimité en tant qu’auteure ?
Isabelle Carré : Il y avait vraiment, la première fois, cette question de la légitimité en effet. Quand toute votre vie vous avez joué des textes aussi beaux et puissants que du Shakespeare, du Lars Norén, du Max Frish ou du Schnitzler, c’est difficile de se dire qu’on va prétendre à quelque chose ! (rires) Mais à un moment, j’ai juste eu besoin de parler avec mes mots, avec ma langue, de trouver mes images… J’aime être au service des autres, et me glisser dans un univers qui n’est pas le mien est très enrichissant mais à un moment, j’ai ressenti un besoin pressant de m’exprimer avec ma voix. Ça m’a fait un bien fou mais surtout, ça m’a rendue heureuse ! C’est comme si, à un moment, le calque était exactement au bon endroit sur le dessin alors je veux continuer, j’espère pouvoir continuer. Bien sûr je doute, je ne sais pas ce que je serai encore capable ou non d’écrire. On contient plusieurs romans parait-il, combien j’en contiens ? Je n’en sais rien ! (rires) Pour l’instant, déjà trois…
Là où je suis très reconnaissante envers les journalistes et les lecteurs, c’est qu’ils ne m’ont pas simplement considérée comme une actrice qui écrit. Il y a eu une véritable curiosité à mon égard et c’est cette bienveillance qui m’a donné envie de continuer.
Une écriture qui parfois nous dépasse…
Isabelle Carré : J’avais ma construction en tête mais j’ai en effet découvert par l’écriture que le fait que les personnages puissent nous dépasser et nous emmener ailleurs n’était pas un mythe… C’est très surprenant, par moment, l’écriture précède la pensée alors vous être surpris mais il ne faut absolument pas se relire immédiatement. Il faut laisser un peu reposer et, à tête reposée, y retourner et admettre que ce n’était pas par-là que vous aviez prévu de passer mais que ce chemin est intéressant.
» Je n’aurais jamais imaginé que l’écriture puisse changer autant de choses dans ma vie ! » Isabelle Carré
Une écriture qui a modifié votre façon de travailler…
Isabelle Carré : L’écriture m’a surprise car je n’aurais à aucun moment pensé que ce soit aussi important pour moi. Je n’aurais jamais imaginé que ça puisse changer autant de choses dans ma vie et même dans ma façon de jouer ! Je me sens beaucoup plus libre dans ma façon d’incarner les personnages, c’est étonnant et d’ailleurs je ne me l’explique pas vraiment… Écrire, ça demande d’explorer les mots, les situations et les détails avec tellement d’acharnement qu’on en devient presque fou ! On est pris par l’obsession du mot juste ou par la musicalité d’une phrase et c’est quelque chose que je ne connaissais pas quand je ne faisais que jouer. Peut-être que c’est cette prise de conscience qui m’a fait progresser en tant que comédienne.
On n’est pas influencé par tous les mots qu’on a déjà lus et interprétés quand c’est à notre tour d’écrire ?
Isabelle Carré : Je n’en ai pas eu l’impression. Une fois que je me suis autorisé à écrire, j’ai eu immédiatement la sensation d’être dans ma langue… D’ailleurs, ça me fait plaisir lorsque des gens me disent qu’en me lisant, ils croient entendre ma voix. C’est essentiel de conserver sa singularité même quand on aime et qu’on lit beaucoup d’auteurs. L’écriture est un véritable espace de liberté dans lequel je n’ai plus uniquement la charge d’un seul personnage mais de tous les protagonistes, de la lumière, du paysage, des vêtements, du cendrier posé sur la table… Un roman est une somme de visions et c’est incroyablement bon de vivre dans cette bulle de fiction où 6 heures passent comme 5 minutes !
Dans l’écriture, tout est possible…
Isabelle Carré : Oui ! Et tout n’est que choix… En ça, l’histoire du Jeu des si reflète à merveille aussi le processus d’écriture. C’est un exercice vertigineux car à chaque phrase, vous prenez une décision et c’est ce qui fait que je suis toujours très émue quand on parle de ce que j’ai couvé comme un oeuf pendant des mois ! (rires)
3 romans et un ouvrage pour enfants…
Isabelle Carré : Ce n’était pas mon idée à l’origine mais celle de Juliette Joste, mon éditrice chez Grasset, qui, voyant que j’étais toujours très proche du monde de l’enfance m’avait conseillé d’un jour écrire pour les enfants. Je n’y pensais pas vraiment mais, dans Le jeu des si, il y a un chapitre qui s’intitule La mer dans son jardin et qui parle d’un rêve. Je me suis dit que je pourrai l’adapter pour les enfants et ça donne des rêves en miroir entre le roman et l’ouvrage merveilleusement illustré par Kasya Denisevich. La seule « consigne » que je lui ai donné, c’était de ne mettre que très très peu de couleurs au début afin que, petit à petit, l’histoire se colore. C’est la force de ce petit personnage qui s’appelle Marie. Elle est face à ses peurs mais, au fur et à mesure où elle va les surmonter, son monde va se re-teinter.
© Propos recueillis par Morgane Las Dit Peisson au Festival du Livre de Nice pour Le Mensuel / Photos JF Paga & Bertrand Vacarisas Mandarin & Compagnie
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